lundi 2 mars 2009

Poisson pilote du OFF : Sa.Qua.Na meets La Grenouillère

On a déjà beaucoup parlé d’eux. Alexandre Bourdas, Alexandre Gauthier, deux de ces chefs qui mettent de l’électricité dans l’air de la province (/dynamitent nos régions /asticotent le terroir, au choix).

Après un petit récit du OFF 4, l’Omnivore Food Festival qui se tenait à Deauville les 23 et 24 février dernier, retour sur le déjeuner « Poisson Pilote » du lundi midi. Durant ces deux jours, Alexandre Bourdas accueillait de jeunes chefs dans son restaurant Sa.Qua.Na de Honfleur, pour des repas à quatre mains. (Menu unique à 80€ avec vins, eau minérale et café inclus ; rapport qualité/émotion/prix de compétition) Quelques semaines plus tôt, j’avais ouï-dire qu’Alexandre Gauthier, de La Grenouillère (Madeleine sous Montreuil) était le premier invité. Ni une ni deux, réservation était faite ; l’occasion était trop belle.

Ancien de Michel Bras, pour lequel il est resté trois ans à Hokkaïdo, Alexandre Bourdas offre une cuisine portée par ces influences, délicate, discrètement audacieuse. Au OFF, il parle de goût, de produits. D’ailleurs, comme le port-salut, c’est marqué dessus : Sa.Qua.Na, à la fois sakana, « poisson » en japonais, et acronyme de Saveur Qualité Nature. Le matin même, on avait déjà pu remarquer que ce n’était pas publicité mensongère : sur l’écran géant, on reste stupéfait de voir cette noix de saint jacques encore fringante sous la lame du couteau. On l’entend presque hurler "Ne me mange pas !" (Mais la pulsion de vie du coquillage, je m’en balance un peu, faut bien le dire.)

Alexandre Gauthier, c’est encore une autre histoire. D’où il vient, on ne sait trop rien ; on sait juste qu’il a repris La Grenouillère de son père à 23 ans (il en a bientôt 30), et a très vite été repéré par Omnivore, le faisant entrer dans la case « jeune révélation ». Et effectivement, il est assez étonnant d’observer cette cuisine, technique et osée, déjà si maîtrisée et … lisible. Simplement bluffante. Les alliances sont sans concession, les directions sont tranchantes, acérées.
Commençons, voulez-vous ?

- Pascade aveyronnaise à l’huile de truffe saupoudrée de ciboulette, « l’esprit du partage » selon Alexandre Bourdas


Cet amuse-bouche, bien loin des cuillères et verrines capillotractées auxquelles on aurait pu s’attendre, est déroutant de simplicité. Imaginez la douce et molle texture d’une crêpe un peu épaisse. Imaginez maintenant le contraste avec la croustillance caramélisée des pourtours, les saveurs rondes, enveloppantes mais bien dosées de l’huile de truffe, l’efficace touche verte de la ciboulette. On y est. Où ça, d’ailleurs ? On vient juste d’entrer dans l’assiette d’Alexandre Bourdas : généreuse, savoureuse, essentielle.

- Tasse d’eau de mer d’Alexandre Gauthier


Celle là, on en avait entendu parler. Avec tant d’éloges (quand cette gourmande-là a des étoiles dans les yeux pour une huître, on a de grandes espérances) qu’on espérait son arrivée à la fois alléchée et nerveuse : cette perspective d'émoi serait-elle atteinte ?
Au fond d’une tasse blanche, bar, huître, coques, quelques feuilles d’épinard. L’ensemble, cru, est tout à coup immergé dans une « eau de mer reconstituée » (eau minérale, sel, wakame, nori, kombu) que les algues ont légèrement texturé.
N’ayant pas de réel penchant pour les coquillages (les huîtres et moi sommes d’ailleurs plutôt dans une relation d’incompréhension totale), la crainte de l’aversion était grande. Pire : l’indifférence.
Mais impossible de rester insensible à « ça » : une plongée violemment iodée dans une eau de mer aiguisée, tranchante. Chaque saveur se distingue, limpide, comme encore intacte. Expérience réellement intéressante – au-delà du j’aime/j’aime pas, car il n’est pas question ici de gourmandise ; on est tout simplement en train de boire la tasse, entièrement plongé dans cette tasse. Et cette pureté des goûts est tout ce qu’il y a de plus troublant.
[D’où : qu’est-ce qui fait courir les filles ? une bonne tasse d’eau de mer.]

- Potiron et coques, Alexandre Gauthier


Poursuivons avec une « vision de la carotte râpée » d’Alexandre Gauthier. Du potiron cru en deux textures : de minces et longues tagliatelles zigzagantes sont posées sur du potiron finement râpé, presque compoté. Les coques crues font partie du très vif assaisonnement du plat : une bonne dose de vinaigre de vin, de l’huile de noix, du poivre.
D'un choix de découpe naissent deux textures, deux goûts distincts - importance fondamentale de la taille dans la naissance des sensations gustatives. Ce potiron, on ne l’a jamais mangé cru ; pourtant, rien de déroutant : c’est clair, plein de contrastes et de nuances.
Cette cuisine est libérée, téméraire et sans coquetterie. D’ailleurs, le dressage, dans un coin de l’assiette, pourrait faire office de manifeste : cet univers est décentré, mais pas excentrique.

- Dorade étuvée, chou chinois, filet émulsionné, pied de porc, graines de soja grillées, Alexandre Bourdas


Le premier véritable plat d’Alexandre Bourdas est beau, d’apparence simple et nette comme le décor du restaurant. Le poisson, uniformément fondant, a reçu une cuisson douce. Moelleux immédiatement contrebalancé par les graines de soja grillées bien croquantes. Après cette première approche, on plonge dans les strates du plat, et c’est tout autre chose qui s’annonce : le chou aime le gras et le (très) salé du pied de porc, qui se permet une légère résistance dans un plat rond et gourmand.

- Sur le principe d’une brandade : lieu, poireau, pomme de terre, tuile de cacao, jus pimenté


Second plat d’Alexandre Bourdas et toujours ces goûts généreux, rassurants, et juste ce qu’il faut de saillant pour révéler l’ensemble. Ici, c’est la tuile de cacao, fine comme du papier à cigarette, qui termine le plat, d’une absolue nécessité. Son amertume délicate et sa finesse presque tranchante viennent se frotter à la douceur du reste.
Reste tout de même à dire que le "principe de la brandade", comme annoncé, m'échappe : pas de morue, pas de cabillaud, pas d'effeuillage. Peut-être simplement un air de Sud ? Mais au fond - de l'assiette - qu'importe ?
Rien de superflu, c’est du très bon.

- Le « poulet rôti » d’Alexandre Gauthier


Mais que cache-t-il, ce filet de poulet ? On reste un peu sceptique : il est fourré aux œufs de truite et de hareng. Rien de transcendant, mais le contraste des textures – plus que des goûts – séduit plutôt. Le principe est intéressant, mais on sent surtout un jeu de la réappropriation gustative du poulet rôti : la chair tendre, la peau croustillante, ici cuites séparément pour en souligner les qualités essentielles et démultiplier leurs vertus.

- « Le petit pot de lait » d’Alexandre Bourdas


Un cylindre, présenté comme un appareil à tuile au lait mais plus proche d’une texture de fine feuille de meringue – encercle une crème aux œufs, une compotée de pommes et un caramel gras au gingembre. Sur le côté de l’assiette, une pointe de muscovado en sirop épais.
Il est tellement rare de n’avoir rien à redire sur un dessert. Celui-là est très peu sucré, tout en délicatesse. Il y a du niveau dans l’architecture des goûts et des textures.(de haut en bas, du plus liquide et sucré au plus dense et "neutre", ce qui pousse à aller chercher tous les éléments en une même cuillerée).
Et quand on apprend qu’Alexandre Bourdas est passé par la pâtisserie, on n’est pas étonné, juste heureux de savourer le sucré cuisiné.


- Boule de sucre et mousse au chocolat, yaourt fermier et chicorée d’Alexandre Gauthier


Intéressant équilibre du sucre entre la boule – en sucre – et la mousse – peu sucrée, donc. L’alliance avec le yaourt frais est franchement séduisante, et on finit l’assiette avec plaisir.

Last but not least, les mignardises d’Alexandre Bourdas accompagnant le café. Deux petits pots : dans l’un, un cappuccino de café glacé, ganache chocolat, croquants noisettes et chantilly à l'eau ; dans l’autre : une crème onctueuse, une prune alcoolisée et une chapelure de biscuit.

Franchement, c’est exquis. On nage en pleine gourmandise, l’écoeurement de l’excès de sucre en moins. Mention spéciale à la chantilly aérienne à l’eau.

On finit ce repas heureux, et on le dit : cela faisait bien longtemps qu’on avait été aussi touchée par une (deux) cuisine. Les deux Alexandre ont des sensibilités bien distinctes mais rapprochées par une forme de pureté. La radicalité d’Alexandre Gauthier banni la facilité ; une cuisine presque brutale, pourtant infiniment sensible, intransigeante en tout cas.
La prochaine échappée gourmande à la Madeleine sous Montreuil n’est pas loin.

Sa.Qua.Na
22 place Hamelin - 14600 Honfleur
02 31 89 40 80


La Grenouillère
La Madeleine-sous-Montreuil - 62170 Montreuil
03 31 06 07 22